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Ethiopie : après la guerre au Tigré, la vérité et la justice sacrifiées


L’impunité va-t-elle régner autour du conflit le plus meurtrier de ces dernières années ? La guerre au Tigré, ses centaines de milliers de victimes – 600 000 selon l’Union africaine (UA) – et les crimes contre l’humanité qui auraient été commis dans cette région du nord de l’Ethiopie ne font plus l’objet d’aucune surveillance internationale. Le mandat de la Commission internationale d’experts sur les droits humains en Ethiopie (ICHREE), l’organisme chargé d’enquêter sur le conflit, n’a pas été renouvelé mercredi 4 octobre.

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L’abandon de cette mission d’experts mise en place en 2021 par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU signe la fin du mécanisme international d’investigation sur les possibles crimes contre l’humanité commis au Tigré de novembre 2020 à novembre 2022. Une victoire pour le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, hostile à toute enquête onusienne qui l’exposerait à des poursuites internationales, alors que son image de Prix Nobel de la paix (obtenu en 2019) est déjà sérieusement écornée.

Le dernier rapport de l’ICHREE, publié le 14 septembre, était sans appel. Meurtres de masse, actes de torture, siège imposé au Tigré, viols systématiques à grande échelle, profilage ethnique et expulsion forcée d’habitants de certaines régions… Les experts dressent un tableau glaçant – le plus complet à ce jour – des crimes de guerre perpétrés au Tigré et dans les régions voisines, l’Amhara et l’Afar. Ils visent principalement l’armée éthiopienne, les troupes érythréennes et les milices de la région Amhara, mais aussi les insurgés du Front populaire de libération du Tigré (TPLF), accusés d’exécutions arbitraires et de viols.

Instabilité

Les autorités éthiopiennes, qui dénoncent un rapport « politisé » et ont déployé d’intenses efforts diplomatiques pour empêcher le renouvellement de la commission d’enquête, ont toujours refusé que les experts de l’ONU se rendent sur place. Suite à une première victoire diplomatique, en juin, avec la dissolution prématurée du mandat de la commission d’enquête de l’UA sur la situation au Tigré, Addis-Abeba a mis en place son propre mécanisme national de justice transitionnelle. Mais le groupe d’experts éthiopiens, téléguidé en sous-main par le ministère de la justice, opère dans l’opacité la plus totale et n’a mené pour l’instant qu’une poignée de consultations.

Ces dispositifs « censés lutter contre l’impunité ont, dans la pratique, surtout servi à atténuer la pression internationale et à écarter la perspective d’un engagement international », regrette le rapport de l’ICHREE. « Le gouvernement éthiopien n’a pas montré la volonté suffisante pour entreprendre une enquête crédible », abonde Laetitia Bader, directrice de Human Rights Watch pour la Corne de l’Afrique. En Ethiopie, depuis la chute de l’empereur Haïlé Selassié en 1974, les changements de régime successifs, souvent violents, ne se sont jamais accompagnés d’un travail de justice réparatrice.

Bien que la commission d’experts de l’ONU soit désormais enterrée, elle laisse derrière elle un constat alarmant sur la situation en Ethiopie. Le pays se trouve de nouveau plongé dans l’instabilité. En août, une révolte de miliciens nationalistes et une série d’assassinats de responsables gouvernementaux ont poussé Abiy Ahmed à déclarer la loi martiale en région Amhara et à y envoyer l’armée. Comme au Tigré, la répression y est féroce : exécutions arbitraires, tirs d’artillerie, recours aux drones… L’armée éthiopienne ne contrôlerait que la moitié du territoire, confie un diplomate européen à Addis-Abeba. « Le risque de voir de nouvelles atrocités est élevé », s’inquiètent les Nations unies.

Autrefois promptes à dénoncer les violations des droits humains au Tigré – jusqu’à parler, comme le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, de « nettoyage ethnique » –, les chancelleries occidentales font désormais profil bas. Les Etats-Unis soutiennent pleinement le mécanisme éthiopien de justice transitionnelle. L’Union européenne (UE), malgré des dissensions en interne, s’est aussi rangée derrière le processus lancé par Addis-Abeba.

Impunité

« A quoi bon vouloir renouveler une commission onusienne dont ni le gouvernement éthiopien, ni les autorités du Tigré ne veulent ? », justifie un diplomate européen, selon qui les deux camps souhaitent donner une apparence de réconciliation sans passer par la case enquête. Mardi, Jutta Urpilainen, la commissaire européenne aux partenariats internationaux, a signé avec Addis-Abeba un Programme indicatif multiannuel (MIP) de coopération d’un montant de 650 millions d’euros sur la période 2024-2027. « Ensemble, l’UE et l’Ethiopie veulent progressivement normaliser leur relation », a-t-elle assuré.

« Les Européens ont peur qu’une enquête internationale fragilise la paix en Ethiopie et mène à l’effondrement du pays, comme au Soudan, avec les risques de vague migratoire que cela comporte », assure de son côté, sous couvert d’anonymat, un diplomate éthiopien à Genève. Plusieurs observateurs relèvent aussi que le camp occidental redouble d’efforts pour renouer avec Addis-Abeba depuis la récente adhésion de l’Ethiopie aux Brics, le groupe des puissances émergentes initialement formé par le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud.

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Les organisations de défense des droits humains implorent l’UE de tenir ses promesses sur le combat contre l’impunité, qui avait poussé les Vingt-Sept à geler l’aide budgétaire vers l’Ethiopie en 2020. D’après Tigere Chagutah, directeur régional d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Est, abandonner une enquête internationale « revient à renforcer l’impunité, à abandonner les victimes, et cela créerait un précédent terrible pour la capacité des Nations unies à assurer un suivi des crises des droits humains dans d’autres parties du monde ».



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